Nouvelle "Sans fil..." Partie 3

Publié le par Timmette

 

Elle n’a jamais aimé ce prénom, Violette. Pourquoi pas cyclamen, glaïeul, voire pissenlit, c’est tout aussi joli, non ?

Et tous ces crétins ! Cette foultitude de crétins abâtardis qui y étaient allés de leur compliment recuit : « Violette ? Oh ! c’est original et ça te va bien, c’est une si jolie fleur ! »

 

Oui, c’est sûr, ce n’est pas commun comme prénom, ducon. Mais si tu savais comme ta remarque l’est, elle, commune !

 

Pourquoi ne lui avait-on pas fait cadeau d’un patronyme banal : Valérie, Sophie, Annie, elle n’était pas difficile, n’importe quel machin en « – i » aurait convenu…

Parce que, lorsqu’à 30 ans, on est la plus jolie professeur de l’université et que chaque jour, les yeux de 120 rigolos à peine plus jeunes que vous sont braqués sur votre sourire, tandis qu’il vous faut leur enseigner une des matières les plus obscures de la physique moderne, on rêve de conformisme, on n’a pas du tout envie de s’appeler Violette.

On voudrait avoir un physique banal, un nom passe-partout, c'est-à-dire une chance de ne pas être prise pour une rigolote.

 

Rue Saint-Jacques.

 

Et en plus il pleut. Je ne vois vraiment pas ce que tu fous là, tout ça parce que tu es trop bonne. Trop conne oui. Qu’est-ce qui t’a pris de ramasser cet engin ? Pourquoi faut-il toujours que la vie des autres se mêle de la tienne ?

Et puis pourquoi est-ce que tu te déplaces merde ! T’as retrouvé son portable : elle aurait pu venir le chercher. De toute façon tu te fais avoir à tous les coups, t’es trop poire…Tu sais, ma fille, si je n’étais pas irrévocablement contrainte de subir ta présence jusqu'à ce que mort s'ensuive, je m’enfuirais prendre des vacances au loin et t’enverrais des cartes postales…

 

Merde, je suis allée trop loin ! Et puis il est où ce putain de cinéma ?

 

En y regardant de plus près, la devanture rouge et orange, c’est peut-être ça ?

Elle entre.

Derrière son comptoir, Rosie compte la recette, enveloppée dans le châle informe qui la protège si bien des regards curieux de la peuplade cinéphage qui hante journellement ce lieu. Sa pudeur s’y tient au chaud.

À l’usage, elle s’est composé une expression assortie, distante et impavide, qui camoufle à merveille son empathie innée pour l’humanité.

Rosie est un cœur déguisé en pierre.

 

— « Euh ? Excusez-moi ? »

— « Oui, c’est pourquoi ? »

Le peu d’affabilité de la personne rondelette, assise derrière la vitre, tout occupée à compter sa monnaie, glace Violette d’entrée.

— « Je… c’est… j’ai un téléphone là… »

— « De nos jours, ce n’est plus vraiment une singularité ! », déclare Rosie le sourcil interrogateur.

— « Oui… pardon… en fait je cherche à voir…euh… Julie ? »

— « Julie ? »

— « Oui, il faut que je la voie, c’est pour son portable… »

À ces mots, le masque de Rosie tombe, et la bonhomie naturelle de son sourire envahit son visage.

 

Ah ! Enfin du nouveau dans la vie de la petite, en plus elle a l’air pas mal celle-là…

 

— « Pour l’instant, ce n’est pas possible, elle s’occupe de la projection. Mais il n’y en a plus que pour une petite heure maintenant. Vous pouvez aller voir le film en attendant… »

Dehors la pluie redouble, l’orage écume.

 

L’idée de planter là cette Julie et son portable, traverse l’esprit de Violette à la vitesse d’une balle de tennis smatchée avec rage, avant d’aller rebondir sur le rideau aquatique qui barre la sortie de sa présence diluvienne, coupant toute retraite… Quoiqu’il en soit sa timidité lui interdit de refuser une invitation aussi joviale. Et puis, ça fait si longtemps qu’elle n’est pas allée au cinéma.

 

Le cinéma de Rosie est un endroit à part. C’est un lieu aux antipodes de tous ces multiplex aseptisés de moquettes feutrées et suintant le pop corn, où s’entassent anonymement les foules dominicales en quête d’évasion THX sur écran géant.

Ici, ça sent le vieux plancher qui craque, le tissu de feutre rouge limé jusqu’à l’âme et l’ouvreuse passe encore entre les rangées proposant glace en cornet et fraises Tagada. Un cinéma humain, une espèce en voie d’extinction avancée.

Ce subit bond dans le passé, allié à l’obscurité, fige Violette près du seuil.

Ses pupilles réclament la minute nécessaire à leur adaptation, tandis que son regard se porte sur la salle modeste quêtant une place libre.

Mais à l'instant où elle le tourne vers l’écran, il y reste rivé.

 

Là, étalées sur le mur, deux femmes font l’amour en gros plan.

Leurs corps se mêlent, s’emmêlent. Les plans se succèdent, serrés : un sein, des jambes entrelacées, une main glissant sur une peau, la crispation d’un visage. Violette cligne des yeux, mais ils refusent de se fermer complètement, elle reste debout, immobile, recevant ces images inhabituelles.

Soudain, on lui tape sur l’épaule. Armée d’une lampe, l’ouvreuse se propose de lui chercher une place. Elle sursaute, prise en faute. Son cerveau vient de se remettre à fonctionner :

 

Mais où suis-je ? Dans un cinéma porno ?

 

Sans tergiverser plus longtemps, elle se tasse sur le premier siège venu, et observe nerveusement la salle. Des femmes, exclusivement. Ça la détend un peu. Sur l’écran les ébats des amantes ont conclu la fin de ce qui devait être un court métrage. En fait cette projection est une succession de petits films. Des histoires, plus ou moins réussies, dont le point commun semble être l’amour entre femmes. Des courts-métrages lesbiens.

Violette, l’effet de surprise passé, trouve l’expérience troublante. De toute façon personne ne l’a vue entrer et en plus elle est dans le noir …

 

Le dernier sujet s’intitule « Mathilde ». On y relate les amours naissantes de deux adolescentes sur les bancs du lycée. Deux copines qui voient petit à petit leur amitié se transformer en désir.

 

Les images défilent sur l’écran et d’un coup Violette se fige.

Une porte vient de s’ouvrir dans sa mémoire, une lumière aveuglante, un visage, Marion.

Tout lui est revenu en bloc, à l’instant où face à elle, les deux jeunes filles ont échangé un premier baiser émouvant de passion.

 

Mais comment ai-je pu oublier ? Toutes ces années sans jamais y repenser, comme si tout s’était effacé, comme une longue amnésie. Marion.

 

Violette a 15 ans. Elle est jolie, très jolie. Un visage de poupée sur un corps fin et délicat, avec de longs cheveux blonds qui lui balayent le dos. Brillante en classe, elle est la chouchoute des profs.

Mais avant tout, elle est le Graal inaccessible d’une escouade de boutonneux tout juste pubères, dont elle hante les fantasmes secrets.

Oh ! elle s’est bien laissée séduire à l’occasion. Plus par curiosité que par envie. De ses prétendants, elle ne conserve que le souvenir mouillé de leurs baisers maladroits. Aucun n’a su éveiller son intérêt, aucun n’a su déployer l’inventivité voulue, leurs langues brusques et malhabiles n’ont pas eu sur elle l’effet escompté.

Aucun n’était à la hauteur. Aucun jusqu’à Marion.

 

Marion la rebelle, l’étrangère. Marion qui débarque en cours d’année, après une enfance passée en Afrique. Marion à la peau si blanche, aux yeux si noirs. Marion qui ne ressemble à personne, qui n’agit comme personne.

Elle se fiche de ses fringues, de son look, du Top 50, des garçons. Elle est entourée d’une aura particulière faite d’assurance et de mystère. Un brin provocatrice, un peu garçon manqué, elle est infiniment inhabituelle.

 

Violette lui sourit et elles deviennent inséparables. Deux sœurs jumelles, voire siamoises, collées l’une à l’autre du premier cours de maths à la dernière heure d’étude. Elles se parlent, elles s’écoutent.

Marion raconte l’Afrique, les couleurs, la lumière si particulière du soir, la douceur de l’air comme une présence, les gens, les animaux, les arbres aux branches plates. Pour elle, la France c’est nouveau, inconnu, parfois elle s’y sent perdue. Violette sera son refuge.

À son tour, elle écoute Violette lui parler de ses passions : de l’univers, des étoiles, des astres qui tournent sans répit, de ses rêves d’infini. Marion écoute, comme elle n’avait jamais écouté jusque-là…

 

Arrive l’été, les cours se diluent au vent des vacances toutes proches qui souffle sur le lycée. Un vent d’oisiveté. Il fait chaud, la forêt, toutes feuilles dehors, exhibe l’insolence de sa verdure à qui veut bien s’allonger sous son couvert.

Écoutant son appel, Marion et Violette s’allongent, là, dans l’herbe crue et, les yeux dans les yeux, d’un même souffle, se consument d’un baiser absolu.

 

Deux semaines passent, faites de tendresse, de douceur, de rire et d’école buissonnière.

Elles arpentent les sous-bois, les clairières, les champs de blé, main dans la main, le cœur gonflé d’un bonheur inexprimable, étouffant de passion, découvrant l’amour pur, le vrai, le premier.

L’homosexualité ? Un mot barbare, aussi inconvenant qu’une tache de cambouis sur un drap blanc. Cela ne les concerne pas, tout juste ont-elles conscience d’avoir à se cacher, rien de plus. D’ailleurs, hormis des baisers qui progressivement deviennent fougueux, elles ne vont pas plus loin. Oh, elles en ont confusément le désir, mais comment faire ? Quoi faire ? Déjà qu’avec les garçons ce n’est pas très clair…

 

Le début des vacances sonne le glas de leur histoire. Violette part pour un séjour linguistique en Allemagne, puis avec ses parents, à la mer. À son retour Marion a déménagé, son père a trouvé du travail en province, maintenant elle habitera à l’autre bout de la France.

La nouvelle fracasse Violette, elle pense ne jamais pouvoir s’en remettre. Et de plus elle doit souffrir en silence, elle ne peut en parler à personne. Elle est seule avec son insupportable douleur.

Elles s’écrivent pendant un an, frénétiquement. Puis les lettres s’espacent, deviennent moins enflammées. Petit à petit les courriers se font rares et finissent par disparaître complètement.

La vie reprend ses droits, jour après jour, sans faire de bruit, comme une vicieuse qu’elle est…

Violette recommence à sourire, à rire, elle voit d’autres amis et finit par tomber amoureuse à nouveau, il est un peu à part, un peu rêveur, un peu distant, il s’appelle Mathieu, elle a 18 ans. L’air de rien il lui prend son cœur, et son corps avec.

Puis il y a d’autres amours, d’autres amants, des hommes sans hésitation.

Violette ne s’est jamais posé la question, consciemment en tout cas. Elle n’a jamais repensé à Marion. De façon incompréhensible, elle l’a gommée de sa mémoire, rayée.

 

Sur l’écran, le générique défile, les appliques murales s’allument crescendo, les spectatrices quittent la sale en bavardant. Violette reste assise et ce n’est que lorsque autour d’elle le brouhaha se dissipe, qu’elle émerge de sa rêverie, se levant d’un bond.

 

Marion, mon Dieu.

 

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