Nouvelle "Aimée et Jane" Partie 3

Publié le par Timmette

http://www.sud-ouest.net/sharluyan/images/2011_07_06_JPL_1520_200px.jpg"Elle sonne pour la troisième fois et rien ne bouge dans l’appartement, d’un geste de sa canne elle frappe de trois coups secs la porte en chêne.

Celle-ci s’ouvre avant le quatrième :

- Vous vouliez me faire croire à votre envol ? N’oubliez pas que j’habite juste en dessous et que chacun de vos pas m’est transmis par les lattes grinçantes d’un parquet qui doit être bien plus vieux que moi !

- J’étais sous la douche !

- Cela aussi je l’entends.

- Y’ a-t-il quelque chose que vous ignorez ?

Jane s’irrite. Elle s’interroge, qu’est-ce qui la pousse à faire entrer Aimée dans sa cuisine ? La bienséance ? Le respect que l’on doit aux aînés ? Ou plus simplement la curiosité ?

- J’ignore une foultitude de choses mon petit, je tiens cependant à vous remercier pour votre travail d’hier soir, les débuts furent ardus mais l’acquis est là, cela se sens derrière les hésitations.

Voilà qu’elle se permet de la juger à présent ! Mais pour qui se prend-elle cette vieille folle ? Pour son professeur ? Pour sa mère ?

- Alors dites-moi, où avez-vous appris à jouer comme ça ?

- Je croyais que c’était vous qui aviez des confidences à me faire ?

- Donnant-donnant chère amie, pourrais-je avoir un peu d’eau chaude, vous prendrez bien une tasse de ce merveilleux Darjelling avec moi, un ami anglais le fait venir directement d’Inde.

Ça c’est le bouquet, il ne me manquait plus qu’une théinomane dans la cuisine se lamente Jane en mettant la bouilloire sur le feu.

- J’ai étudié 10 ans au conservatoire de Rouen, après mon bac je suis rentrée à celui de Paris.

- Vous avez évidemment la carrure d’une concertiste, pourquoi ce métier d’infirmière, par vocation ?

- J’ai renoncé au piano, cela répond à vos questions ? Si nous parlions de vous à présent ?

- Il me reste bien d’autres questions, mais soit, que voulez-vous savoir ?

- Pour commencer, comment se fait-il que vous déteniez un double de ma clef ?

- Simple, vous êtes chez moi !

- Pardon ?

- Je suis votre propriétaire si vous préférez.

- Hein ? Mais l’agence ne m’a rien dit !

- Elle en avait l’ordre.

- Mais alors le piano ? Il est à vous ?

- Il vous plaît n’est-ce pas, remarquez un Playel de concert, il faudrait être difficile !

- Il est splendide, il est… somptueux…

- Ah ! Vous souriez encore, la victoire n’est pas loin !

 

Jane sourit en effet, elle se revoit entrant dans cet appartement, n’ayant pas pu résister à l’annonce : « Loue coquet deux pièces meublées d’un piano de concert, amateurs éclairés uniquement. »

Elle l’avait mangé des yeux ce piano, dès la première minute. Elle en avait fait le tour, l’avait humé, caressé, tandis que la dame de l’agence s’évertuait à lui vanter les mérites du quartier, tâchant de lui faire oublier la vétusté des sanitaires et le manque d’équipement de la cuisine.

N’y tenant plus, Jane avait fini par s’asseoir sur le petit tabouret de velours noir, avait soulevé l’abattant qui protégeait les notes et ôté la pièce de tissu rouge qui les couvrait. Elle avait posé ses doigts sur l’ivoire. C’est alors qu’était venue une requête surprenante :

- Pourriez-vous jouer s’il vous plaît ?

- Jouer ?

- Oui, la propriétaire tient à ce que ce piano soit utilisé par une pianiste, vous m’avez affirmé savoir jouer, pourriez-vous jouer quelque chose ? Ce qu’il vous plaira.

La remarque était inédite, mais Jane s’exécuta sans plus de questions. Ignorant qu’assise dans son fauteuil, à quelques mètres d’elle, une oreille avertie l’épiait.

- Vous m’écoutiez déjà, n’est-ce pas ? Le jour où j’ai visité.

- Brahms, valse en la majeur, Opus 39, une gageure pour vous ! Dire que j’ai failli bêtement rejeter votre candidature ! Heureusement, j’ai éprouvé votre touché, lorsque vous eûtes fini, l’appartement était pour vous.

- Depuis combien de temps louez-vous cet endroit, Aimée ?

Jane n’ose y croire, la vieille emmerdeuse a sûrement agi de même avec tous les locataires qui l’ont précédé.

- Depuis bien avant votre naissance petite Jane. Pourquoi avez-vous renoncé à la musique ?

Donnant donnant avait dit la vieille dame.

- Par amour.

- Quelle étrange réponse, vous prendrez un sucre ? Non ? Et bien moi si, au diable la médecine.

Jane observe Aimée déposer avec gourmandise un petit carré blanc au fond de sa tasse. Les vapeurs du thé envahissent ses narines, elle hume son fumet : exquis, comme promis.

- Par amour, disiez-vous ? Un amour heureux j’espère !

- Un amour détruit.

- Tiens donc ! Un chagrin d’amour vous aurait fait quitter le conservatoire ?

- C’est à peu près ça.

- À peu près seulement, vais-je devoir vous arracher les aveux mot à mot jeune pianiste ? Qui aimiez-vous donc d’un amour si éperdu qu’il finit par vous perdre à vous-même ?

- Mon professeur.

- Un grand classique, aimer son Pygmalion, qui n’en fit jamais autant ? Et cet amour déçu suffit à vous dégoûter des notes ?

Jane se tord sur sa chaise, elle non plus ne se laissera pas faire :

- À votre tour Aimée, pourquoi faites-vous cela, pourquoi faire jouer vos locataires ? Par simple amour de la musique ? De la musique vous pouvez en écouter toute la journée si vous voulez, d’ailleurs vous le faites, moi aussi je vous entends vous savez.

- Non, ma chère, ce n’est pas pour la musique, mais pour l’instrument, pour cet instrument. Ce piano à une histoire, vieille et triste comme toutes les belles légendes. Ce thé est fameux n’est-ce pas ?

- Divin,… je vous écoute.

- Que la jeunesse est pressée ! Bien. Moi aussi j’ai joué voyez-vous, j’étais concertiste, il y a bien longtemps. J’ai eu mon heure de gloire, juste avant que la guerre n’éclate. Le bruit des canons couvrit alors celui des notes, autant que le pas des bottes allemandes qui marchaient dans Paris. Vous savez il ne faut pas croire ce qu’on raconte.

Jane peste, cette manie de s’interrompre ainsi au beau milieu des phrases, c’est tout bonnement insupportable !

- Et que raconte-t-on ? S’impatiente Jane.

Aimée continue en souriant, se moque-t-elle ou a-t-elle du mal à poursuivre son récit ?

- Tout ce qu’on raconte sur les Allemands, ils avaient parfois leurs bons côtés. Par exemple, nombre d’entre eux appréciaient la grande musique.

- Oui, Wagner, Strauss… ironise la jeune femme.

- Ne vous faites pas plus idiote que vous ne l’êtes !

Une pointe d’irritation perce la voix chevrotante d’Aimée.

Touchée, enfin, jubile Jane.

- Schumann, Backner, Mendelssohn et Brahms : Allemands ; Liszt : hongrois ; Chopin : polonais. Tous les grands romantiques sont germaniques !

- Dois-je en conclure que Gounod, Bizet ou encore Berlioz sont de petits romantiques ?

Aimée sourit à son tour, à ce jeu là elle ne gagnera peut-être pas, la jeunesse se révolte et c’est bien naturel après tout !

- Prenez garde que je ne m’attache trop à vous Jane, les petits-vieux sont d’autant plus ennuyeux qu’ils deviennent collants.

Et c’est à moi qu’elle dit cela ! soupire Jane.

- Que faire pour éviter un attachement trop envahissant ?

- Tâchez de ne pas me contredire !

- J’y veillerai. Une autre tasse ? Vous en étiez aux occupants mélomanes je crois.

- Ce Playel m’a été offert pour un concert, le plus grand concert que j’ai donné. À l’opéra de Paris, en 1943.

- Il est bien rare que le concertiste reparte avec le piano sous le bras, même s’il joue à merveille ? Pourquoi vous l’a-t-on offert, alors ?

- Par amour.

- Une belle histoire donc.

- Un naufrage… comme pour vous si j’ai bien compris ?"

http://www.toutypasse.com/photo1-piano-pleyel-1-4-de-queue-ax4x9xcw312663.jpg

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